Pluralité, déséquilibre et ajustement d'intérêts

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« … La négociation n'est pas que la recherche d'un accord ou d'un compromis, d'un modus vivendi…

En somme, l'accord et les « règles du jeu » résultent moins d'une entente profonde que des nécessités de l'action collective. Ils ne sont pas une fin en soi, mais un moyen pour autre chose. Ils ne mettent donc pas fin au contexte stratégique dans lequel ils prennent forme et qu'ils structurent à leur tour. La négociation n'est pas que la recherche d'un accord ou d'un compromis, d'un modus vivendi. Elle est aussi et toujours la recherche d'un avantage, c'est-à-dire d'une capacité d'influence. C'est pourquoi accords et règles restent précaires, puisqu'ils sont en permanence menacés par les tendances opportunistes des humains, c'est-à-dire des tendances à explorer les possibilités qu'ils voient émerger, et ce faisant à innover et à nourrir le changement.

Pouvoir et négociation sont les deux faces d'une même réalité. On peut imaginer des contextes d'action collective où la convergence d'intérêts s'établit spontanément, où la négociation aurait en quelque sorte plus de raisons d'être. On peut de même imaginer des situations où les échanges sont totalement équilibrés, où l'analyse des relations en termes de pouvoir n'aurait plus de raisons d'être. Mais l'observation de la réalité empirique nous oblige à reconnaître que l'un et l'autre cas sont des cas extrêmes, très rares et surtout guère durables, et que la dure réalité des rapports inégalitaires et d'intérêts divergents reprend vite ses droits. Il n'y a, à mon sens, pas lieu de s'en lamenter. La vie n'est pas dans la fusion des identités et dans les équilibres statiques, elle est dans la pluralité, le déséquilibre et l'ajustement d'intérêts qui nous oblige à l'ouverture et à la confrontation à autrui, source d'enrichissement des identités primaires et des intelligences limitées de chacun. »

Erhard Friedberg Entretiens de Cerisy - 2009